Le Ça Conscient

Mark Solms (Le Cap)

(traduit par Marianne Robert)

Résumé : Deux aspects de l’organisme sont représentés dans le cerveau, et ils le sont de manière différente. La différence la plus importante est que les régions cérébrales en rapport avec ces deux aspects de l’organisme sont associées à des aspects nettement différents de la conscience. Pour le dire de manière très générale, les mécanismes du tronc cérébral dérivés du corps autonome sont associés à la conscience affective, alors que les mécanismes corticaux dérivés du corps sensori-moteur sont associés à la conscience cognitive. En outre, la partie supérieure du tronc cérébral est intrinsèquement consciente, alors que le cortex ne l’est pas ; celui-ci dérive sa conscience du tronc cérébral. Ces faits ont des implications importantes pour la métapsychologie psychanalytique parce que la partie supérieure du trop cérébral (et les structures limbiques associées) accomplit des fonctions que Freud a attribuées au ça, alors que le cortex (et les structures préfrontales associées) accomplit les fonctions qu’il a attribuées au moi. Cela signifie que le ça est la source de la conscience et que le moi est en fait l’inconscient lui-même. La base pour ces conclusions et pour certaines de leurs implications sont discutées ici d’une manière préliminaire.

Mots clés : affect ; cognition ; conscience ; moi, ça, inconscient

1. Représentations neuro-anatomiques de l’organisme

   Lors du 12ème  Congrès international de neuropsychanalyse, qui a eu lieu à Berlin, et dont le thème était « Minding the Body » (« mind », veut dire « esprit », bien sûr, mais avec un jeu de mots, car « minding » veut aussi dire « faire à attention à », « s’occuper de », NdT), une lumière nouvelle a été jetée sur des questions d’un intérêt fondamental en ce qui concerne notre domaine. Bud Craig, Antonio Damasio, Vittorio Gallese, Jaak Panksepp et Manos Tsakiris, parmi d’autres, ont résumé l’état actuel des connaissances sur l’incarnation (embodiment)en neuropsychologie humaine (à savoir, comment le corps est représenté dans le cerveau). Dans mes remarques de conclusion à ce congrès, j’ai noté que les orateurs avaient fait référence à deux aspects différents du corps, sans toujours les distinguer. Ceci peut conduire à de la confusion.

   Le premier aspect du corps est neuro-anatomiquement représenté dans des cartes somato-topiques sur la surface corticale, qui sont des projections des récepteurs sensoriels qui se trouvent à la surface du corps, et qui sont relayés par des voies neuronales ayant leurs spécificités modales, soit thalamiques, soit par les nerfs crâniens. Cet aspect de la représentation corporelle est ce qu’on appelle conventionnellement l’homoncule cortical (c’est la petite carte corporelle inversée qui constitue la zone somato-sensorielle primaire du cortex)[1]. Mais il ne coïncide pas avec le cortex somato-sensoriel seul ; il comprend les zones projectives de toutes les modalités sensorielles, qui consistent en cartes équivalentes des autres organes  récepteurs sensoriels (en bleu foncé sur la Figure 1).

   L’ « image corporelle » surgit non pas dans mais, plutôt, à partir  de ces cartes corticales unimodales. Ce premier aspect de la représentation corporelle devrait donc être comparé aux réseaux processuels qui s’étendent au-delà des zones de projections, et qui convergent dans le cortex associatif hétéromodal (en bleu clair dans la Figure 1)[2] Nous pourrions appeler cet aspect de la représentation corporelle le corps externe, en bref.

   Il est important de noter que les mécanismes cortico-thalamiques qui représentent le corps externe représentent aussi des objets extérieurs : par les mêmes modalités perceptives, sous la même forme. Le corps extérieur est représenté en tant qu’objet. C’est la forme du soi que l’on perçoit lorsqu’on regarde vers l’extérieur, quand on se regarde dans un miroir, par exemple. (« Cette chose, c’est moi ; c’est mon corps. »). D’autres corps sont représentés de manière semblable.

   Il faut se souvenir que les cartes motrices, aussi, contribuent à l’image du corps externe[3]. L’image corporelle tridimensionnelle est engendrée non seulement par la convergence sensorielle hétéromodale seule, mais aussi par le mouvement. Le mouvement produit la sensation. La relation étroite entre le mouvement et la sensation (cinesthésique) est reflétée par  la proximité anatomique des zones projectives respectives : les homoncules somato-sensoriel et moteur (vert dans la Figure 1) forment une unité fonctionnelle intégrée.

   Le deuxième aspect du corps, c’est son milieu intérieur, le corps autonome. Cet aspect du corps est à peine représenté sur la surface corticale. Il est représenté à un niveau beaucoup plus profond et beaucoup plus bas du cerveau. Les structures qui représentent cet aspect du corps entourent l’hypothalamus, mais elles comprennent aussi les organes péri-ventriculaires, le noyau parabrachial, l’area postrema, le noyau solitaire, et des structures apparentées (rouges sur la Figure 1 ; pour une recension, voir Damasio, 2010). Analogues à ce que j’ai dit plus haut sur le cortex moteur en relation à l’extéroception, ces structures intéroceptives, aussi, non seulement dirigent, mais régulent l’état de l’organisme (l’homéostasie). Nous pourrions appeler cet aspect de la représentation corporelle le corps interne, en résumé.

   Même au niveau du tronc cérébral, les structures neuronales pour la représentation du corps interne sont entourées par celles pour le corps externe, de la même manière que le corps sensori-moteur lui-même enveloppe les viscères.

Figure 1. Vues latérale et médiane du cerveau humain (bleu foncé = cortex de projection sensoriel ; bleu clair = cortex d’association sensoriel ; vert = cortex de projection motrice ; jaune = cortex d’association motrice ; rouge = noyaux autonomes ; violet = noyaux d’éveil ; blanc = circuits émotionnel de base.)

  Le corps interne fonctionne en grande partie de manière automatique, mais il stimule aussi le corps externe pour l’amener à servir ses besoins vitaux dans le monde extérieur. Ceci se réalise grâce à un réseau de structures d’ « éveil »  situées dans la partie supérieure du tronc cérébral, dans le diencéphale et le cerveau antérieur basal (violet dans la Figure 1), structures connues de manière conventionnelle – mais de manière quelque peu erronée – comme le système d’activation réticulo-thalamique étendu (ERTAS). Ce système d’éveil comprend de nombreux sous-systèmes axonaux allongés qui libèrent des neurotransmetteurs uniques tels que l’acétylcholine, la noradrénaline, la dopamine, la sérotonine et l’histamine, ainsi que toute une variété de neuropeptides (pour une recension, voir Panksepp, 1998 ; Pfaff, 2006).

   Il est important de noter qu’il existe une relation hiérarchique entre ces deux aspects de représentations corporelles. Bien que le courant d’information (et donc, de contrôle), se dirige à la fois « de bas en haut » et « de haut en bas », l’intégrité fonctionnelle du cortex (le corps externe) dépend  de l’activation du tronc cérébral (le corps interne). Cette relation hiérarchique implique la conscience. Le système d’éveil associé au corps interne engendre un aspect différent de conscience que celle qui est associée à la perception externe et, de plus, l’aspect interne est une condition préalable pour l’aspect externe. Quand la conscience endogène est oblitérée, la conscience extéroceptive est oblitérée aussi ; cependant, l’inverse n’est pas vrai[4].

   Le type interne de conscience consiste en états plutôt qu’en objets de conscience (cf. Mesulam, 2000). Le corps interne n’est pas un objet de perception, à moins qu’il ne soit externalisé et présenté aux organes sensoriels classiques ; c’est le sujet de la perception. C’est l’état de fond du fait d’être conscient. Ceci est d’une importance capitale. On peut se figurer cet aspect de la conscience comme la page sur laquelle les perceptions extérieures s’inscrivent. La relation entre les deux aspects de la conscience – les objets et le sujet de la perception – est aussi ce qui relie les composantes de la perception ensemble ; les objets sont toujours perçus par un sujet qui vit une expérience (cf. « le problème de la liaison »).

   Il a récemment été reconnu que l’état du corps-en-tant-que-sujet implique non seulement divers niveaux de conscience (par ex., dormir/marcher), mais aussi diverses qualités de conscience (Damasio, 2010 ; Panksepp, 1998). L’aspect interne de la conscience « donne un sentiment qui ressemble à » quelque chose. Par dessus tout, les états phénoménaux du corps-en-tant-que-sujet sont éprouvés affectivement. Les affects n’émanent pas des modalités sensorielles externes. Ce sont des états du sujet. On pense que ces états représentent la valeur biologique des conditions internes changeantes (par ex., la faim, l’excitation sexuelle). Quand les conditions internes favorisent la survie et la réussite reproductive, on se sent « bien »; dans le cas contraire, on se sent « mal ». C’est évidemment à quoi servent les états de conscience. Les sentiments conscients disent au sujet où il en est, s’il va bien ou mal. A ce niveau du cerveau, par conséquent, la conscience est étroitement liée à l’homéostasie.

   On pourrait donc, d’après ceci, décrire l’affect comme une modalité sensorielle intéroceptive – mais l’affect ne se résume pas à cela. L’affect est une propriété intrinsèque du cerveau. Cette propriété s’exprime dans les émotions, et les émotions sont, par dessus tout, des formes péremptoires de décharge motrice. Ceci reflète le fait que les conditions internes changeantes mentionnées plus haut sont étroitement liées aux conditions externes qui sont elles-mêmes changeantes. Ceci s’explique d’abord parce que les besoins vitaux (représentés comme des déviations par rapport à des points précis homéostatiques) ne peuvent être satisfaits que par des interactions avec le monde extérieur. Deuxièmement, certains changements dans les conditions externes ont des conséquences prévisibles pour la survie et la réussite reproductive. Par conséquent, les affects, bien qu’ils soient subjectifs par définition, sont typiquement dirigés vers les objets : « Je me sens comme ceci à propos de cela » (cf. le concept philosophique de l’intentionnalité, ou de « l’à propos-ité » (‘aboutness’).

   La caractéristique de la conscience affective est fournie par la série plaisir-déplaisir, dont l’expression motrice est le comportement d’approche-retrait. Les sentiments de plaisir-déplaisir, et les actions péremptoires associées, sont facilement engendrés en stimulant une région de l’ERTAS connue sous le nom de substance grise péri-aqueductale (PAG). Cette structure archaïque existe chez tous les vertébrés. Mais avec la progression de l’encéphalisation, toute une variété de sous-modalités plus complexes d’affects et de motivations affectives ont fait leur apparition, sans doute sous l’effet des pressions sélectives provenant de conditions prévisibles ayant une valeur biologique majeure. Ainsi, en montant à partir du PAG et jusque dans le cerveau limbique antérieur, qui fournit réciproquement des contrôles descendants, on trouve divers circuits motivationnels instinctuels (blancs dans la Figure 1), qui préparent les organismes mammifères pour des situations ayant une valeur biologique précise. Ces circuits sont connus sous le nom de circuits pour les « émotions de base ». Eux aussi sont intrinsèques au cerveau et ont une organisation innée que l’on peut facilement démontrer en stimulant les circuits correspondants (chez tous les mammifères, y compris les humains).

   Il existe plusieurs classifications pour les émotions de base. La taxonomie la plus connue est celle de Jaak Panksepp (1998) qui reconnaît 1) la recherche appétitive de nourriture, 2) la récompense et sa consommation, 3) la paralysie et la fuite, 4) l’attaque coléreuse, 5) le soin nourricier, 6) l’angoisse de séparation, et 7) le jeu de bagarre. Les systèmes des émotions de base ont reçu des noms que l’on écrit en lettres capitales : RECHERCHE, CONVOITISE, PEUR, RAGE, SOIN, CHAGRIN, JEU – pour les distinguer de l’usage habituel qu’on en fait. Il est important de noter que chacun de ces circuits engendre non seulement des actions stéréotypées, mais aussi des sentiments et des motivations spécifiques, comme la curiosité, la sensualité, la trépidation, la colère, l’affection, la tristesse  et la joie. Les circuits cérébraux pour les émotions de base sont conservés dans la lignée mammifère, et ils présentent des spécificités chimiques considérables.

   Pour être précis : les émotions de base énumérées ci-dessus n’épuisent pas l’étendue de l’affectivité humaine. Ce qui les distingue, c’est leur nature instinctive.  Il existe de nombreuses autres classes d’affects plus simples, comme les affects homéostatiques, qui donnent une expression aux pulsions végétatives (par ex. la faim et la soif), et les affects sensoriels, qui réagissent automatiquement à certains stimuli(par ex., la surprise et le dégoût), sans mentionner la variété infinie des formes hybrides engendrées quand n’importe lequel de ces affects se mêle à la cognition (voir Panksepp, 1988).

2. Représentations métapsychologiques du corps

   Ayant passé en revue les deux manières dont le corps est représenté dans le cerveau, il est facile de reconnaître les équivalents neurologiques des deux systèmes mentaux principaux que Sigmund Freud a distingués dans sa métapsychologie. Le corps externe correspond au « moi », le corps interne au « ça » (voir Figure 2, cf. Figure 1).  

Figure 2

Figure 2. Les modèles classiques de Freud de l’esprit, avec des codes de couleur pour illustrer les corrélats métapsychologiques des régions anatomiques identifiées

Freud lui-même l’a dit. A propos de l’origine corporelle du « moi », Freud a écrit ceci :

Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface. Si l’on cherche une analogie anatomique, le mieux est de l’identifier avec l’homoncule cérébral des anatomistes, qui se trouve dans le cortex cérébral, la tête en bas et les pieds en haut, regardant vers l’arrière et, on le sait, portant à gauche la zone du langage (Freud,1923, [17], p. 238).

Il poursuit ainsi :

Le moi est dérivé en fin de compte des sensations corporelles, de celles qui prennent naissance surtout à partir de la surface du corps. On peut donc le considérer comme une projection mentale de la surface du corps, en outre, comme nous l’avons vu plus haut, il représente les superficies de l’appareil psychique. 

Toute la fabrique du moi dérive de ce moi corporel, à savoir, des traces mnésiques de perceptions externes (Figure 2), dont l’activation associative donne naissance à toute la cognition (voir les chapitres 6-9).

   Concernant l’origine corporelle du « ça », Freud a écrit :

Le ça, coupé du monde extérieur, a son propre univers de perception. Il ressent avec une  extraordinaire acuité certaines modifications à l’intérieur de lui-même, en particulier les  variations de tensions de ses pulsions, variations qui deviennent conscientes en tant qu’impressions de la série plaisir-déplaisir. Certes, il est malaisé de déterminer par quelles  voies et à l’aide de quels organe sensoriels terminaux ces perceptions se produisent, mais une chose semble certaine : les auto-perceptions – impressions cénesthésiques et impressions de plaisir-déplaisir – régissent despotiquement le cours des phénomènes à l’intérieur du ça. Le ça obéit à l’inexorable principe de plaisir » (Freud, 1940, [26], p. 73).

Le mot instinctif ici est une mauvaise traduction du mot Triebe (certes mal traduit dans la Standard Edition, mais correctement traduit par « pulsion » en français, NdT). Une Triebe est une pulsion (drive, en anglais). Freud a clairement défini ce qu’il voulait dire par ce terme :

Le concept de « pulsion » [Trieb] nous apparaît comme un concept-limite entre le psychique  et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel (Freud, 1915a, [27], p. 18).

Il est ainsi évident que Freud lui-même a localisé sans problème les dérivations corporelles du moi et du ça. Sa conception de l’appareil mental a toujours été incarnée, à savoir qu’elle était rivée au corps à ses extrémités perceptuelle/motrice et « pulsionnelle » (Figure 2).  Ici, je n’ai fait qu’ajouter des détails anatomiques. J’ai aussi précisé que les ‘instincts’ comportent plus que des perceptions intéroceptives ; ce sont des stéréotypes émotionnels innés. Mais Freud a effectivement reconnu  la nature pulsionnelle de ce qu’on appelle maintenant les émotions de base :

Or, qu’est-ce qu’un affect au point de vue dynamique ? Quelque chose de très compliqué. L’état affectif comprend d’abord certaines innervations ou décharges, et ensuite certaines sensations directes de plaisir et de déplaisir qui impriment à l’état affectif ce qu’on appelle le ton fondamental. Je ne crois cependant pas qu’avec cette énumération, on ait épuisé tout ce qui peut être dit sur la nature de l’état affectif. Dans certains états affectifs, on croit pouvoir remonter au-delà de ces éléments et reconnaître que le noyau autour duquel se cristallise tout l’ensemble est constitué par la répétition d’un certain événement important et significatif, vécu par le sujet. Cet événement peut n’être qu’une impression très reculée, d’un caractère très général, impression faisant partie de la préhistoire, non de l’individu, mais de l’espèce (Freud, 1916-1917, [28], p. 373).

   Malgré la tendance de Freud de décrire les associations phylogénétiques comme si on s’en souvenait littéralement, il a reconnu – comme l’a fait plus tard Panksepp (1998) – que les émotions de base sont des organisations mentales innées. (Ceci s’oppose à la théorie de James-Lange : James, 1890 ; Lange, 1885).

   En résumé, il est facile de reconnaître une équivalence fonctionnelle entre les mécanismes cérébraux pour le corps externe et le moi corporel de Freud, d’un côté, et entre les mécanismes pour le corps interne et les instincts du ça de Freud, de l’autre. Ceci s’applique aussi à la relation hiérarchique interdépendante qui existe entre eux : il ne peut pas y avoir de conscience corticale sans une conscience du tronc cérébral ; il ne peut pas y avoir de moi sans un ça.

3. L’erreur corticocentrique

  Ce parallélisme étroit révèle une contradiction frappante entre les concepts actuels des neurosciences de l’affect et ceux de Freud.

    Pour exposer pleinement cette contradiction, je dois signaler que Freud n’a jamais remis en question une hypothèse classique des neuroanatomistes du dix-neuvième siècle, à savoir, que la conscience était une fonction corticale :

        Ce que la conscience nous livre consiste essentiellement en perceptions d’excitations venant du monde extérieur et en sensations de plaisir et de déplaisir qui ne peuvent parvenir que de l’intérieur de l’appareil psychique ; de ce fait on peut attribuer au système Pc-Cs une situation spatiale. Ce système doit se trouver à la frontière de l’extérieur et de l’intérieur, être tourné vers le monde extérieur et envelopper les autres systèmes psychiques. Remarquons ici qu’avec ces hypothèses nous n’avons rien de nouveau, mais que nous rejoignons la théorie anatomique des localisations cérébrales, qui situe le « siège » de la conscience dans l’écorce cérébrale, couche externe et enveloppante de l’organe central. L’anatomie cérébrale n’a pas besoin de se demander pourquoi, anatomiquement parlant, la conscience se trouve précisément placée à la surface du cerveau au lieu de loger, bien protégée quelque part au plus profond de celui-ci (Freud, 1920, [30], p. 65-66 ; c’est moi qui souligne).

Il est vrai, Freud reconnaissait que la conscience comprenait aussi des « sentiments de plaisir et de déplaisir qui ne peuvent provenir que de l’intérieur de l’appareil mental » (1920). Il a même proposé que cet aspect définissait le but biologique de la conscience (1911, p. 137). C’est la raison pour laquelle Antonio Damasio a été amené à dire que « les insights de Freud sur la nature de l’affect sont en accord avec les vues neuroscientifiques contemporaines les plus avancées (Damasio, 1999a, p. 38). Mais il est clair d’après la citation qui précède que même l’aspect affectif de la conscience était, pour Freud, « placé à la surface du cerveau ». Ici, il le dit de manière encore plus explicite :

La prise de conscience dépend avant tout des perceptions reçues de l’extérieur par nos organes sensoriels. Au point de vue topique, ce phénomène se passe donc dans la couche corticale la plus externe du moi. Certes, certaines informations conscientes nous viennent aussi de l’intérieur du corps, les sentiments, qui exercent même, sur notre vie psychique, une influence bien plus impérieuse que les perceptions externes. Enfin, en diverses circonstances, les organes sensoriels fournissent, en plus de leurs perceptions spécifiques, des sentiments, des sensations douloureuses. Mais ces sensations, comme nous les appelons pour les distinguer des perceptions conscientes, émanent aussi des organes terminaux. Or, nous considérons ces derniers comme des prolongements, des ramifications de la couche corticale, ce qui nous permet de maintenir le point de vue exposé plus haut. Il suffit de dire, que, pour les organes terminaux, récepteurs des sensations et des sentiments, c’est le corps lui-même qui remplace le monde extérieur (Freud, 1940, [26], p. 24-25, c’est moi qui souligne).[5]

   En faisant cette hypothèse, Freud suivait une longue tradition, qui se poursuit jusqu’à nos jours, même parmi certains neuroscientifiques cognitivistes et comportementaux éminents. Prenez par exemple la remarque suivante qu’a faite Joseph LeDoux :

Quand des stimuli électriques appliqués à l’amygdale chez l’homme provoquent des sentiments de peur (voir Gloor, 1992), ce n’est pas parce que l’amygdale « ressent » de la peur, mais au contraire parce que les réseaux que l’amygdale active, fournit en dernier ressort des inputs à la mémoire de travail qui sont étiquetés comme de la peur. Tout ceci est compatible avec la notion freudienne que l’émotion consciente est la prise de conscience de quelque chose qui est fondamentalement inconscient [LeDoux, 1999, p. 46, c’est moi qui souligne].

De tels théoriciens « corticocentriques » supposent simplement que toute la conscience est corticale, ce qui implique que les états affectifs engendrés plus profondément dans le cerveau ne peuvent devenir conscients que lorsqu’ils sont lus (ou « étiquetés ») dans les régions plus élevées de la mémoire de travail. Comme nous allons le voir plus loin, cette vision est nettement contredite par toutes les données dont nous disposons actuellement. Le dernier représentant important de la tradition corticocentrique est Bud Craig (2009). Craig croit même qu’il existe une zone de projection corticale pour le corps interne, dans l’insula postérieure. Il compare cette région corticale au corps-en-tant-que-sujet, le « soi » primaire sensible : la fonction précisément que j’ai attribuée, sur la base d’une tradition de recherche différente, à la partie supérieure du tronc cérébral et au système limbique.

4. La Conscience sans cortex

   Des recherches récentes montrent sans équivoque que la vision corticocentrique de la conscience (en tant que siège du soi sensible) est erronée. Considérez l’entretien suivant, rapporté au congrès de Berlin par Damasio (et publié depuis dans Damasio, Damasio et Tranel, 2012) à propos d’un patient dont les deux insulas ont été totalement détruites bilatéralement par une encéphalite à herpes simplex. Selon le point de vue Craig, ce patient devrait être dépourvu de sentiment de soi ; la page même sur laquelle l’expérience s’écrit devrait lui faire défaut. Mais tel n’est pas le cas :

Q : Avez-vous un sentiment de soi ?

R : Oui, j’en ai un.

Q : Et si je vous disais que vous n’étiez pas ici, maintenant ?

R : Je vous dirais que vous êtes devenu aveugle et sourd.

Q : Pensez-vous que d’autres personnes peuvent contrôler vos pensées ?

R : Non.

Q : Et pourquoi pensez-vous que ce n’est pas possible ?

R : Vous contrôlez vos propres pensées, peut-on espérer.

Q : Et que diriez-vous si je vous disais que votre esprit était l’esprit de quelqu’un d’autre ?

R : Quand est-ce que la transplantation a eu lieu ? Je veux dire, la transplantation cérébrale ?

Q : Et que diriez-vous si je vous disais que je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même ?

R : Je penserais que vous vous trompez.

Q : Et qu’est-ce qui se passerait si je vous disais que vous avez conscience que j’ai conscience ?

R : Je dirais que vous avez raison.

Q : Vous avez conscience que j’ai conscience ?

R : J’ai conscience que vous avez conscience que j’ai conscience.

Ce cas ne réfute pas toute la théorie corticocentrique de la conscience ; elle réfute seulement la version (insulaire) de la théorie selon Craig. Mais qu’en est-il du reste du cortex ?

   Dans les modèles animaux, on a montré depuis longtemps que le fait de retirer le cortex n’avait aucun effet sur les équivalents comportementaux de la conscience, comme le sommeil et la veille, et les actions instinctives-émotionnelles. En effet, non seulement les effets sous-corticaux de récompense provoqués par les stimulations cérébrales sont préservés de manière démontrable chez les animaux décortiqués, mais ils sont en fait favorisés, sans doute à cause du relâchement de l’inhibition corticale de « haut en bas » de la conscience émotionnelle (Huston et Borbely, 1974).

    La preuve la plus frappante qui est apparue ces dernières années de la recherche clinique en rapport avec cette question plus large concerne une maladie appelée hydrocéphalie, au cours de laquelle le cortex cérébral est détruit in utero (généralement à cause d’un infarctus de toute la circulation cérébrale antérieure). Le cortex est absorbé et remplacé par du liquide cérébrospinal (Figure 3). Les études d’autopsie révèlent que des îlots de cortex, qui peuvent être préservés dans de tels cas, sont fonctionnellement déconnectés du thalamus à cause de la destruction de la matière blanche qui les relie entre eux. Les fragments de cortex qui survivent sont aussi de type glial, et donc complètement non fonctionnels. Ceci est confirmé par l’observation clinique selon laquelle, bien que le cortex visuel soit préservé, ces patients sont aveugles (Merker, 2007).

Figure 3 et 4

Figure 3. Un cerveau hydrocéphale typique (Reproduit avec la permission du Collège américain de radiologie. Aucune autre représentation de ce matériel n’est autorisée sans la permission expresse, écrite, du Collègue américain de radiologie).

Figure 4.  Expression d’une émotion de plaisir chez une petite fille hydrocéphale. (Reproduit avec la permission de la mère de la petite fille, en remerciant Bjorn Merker). 

 Ils sont aveugles (etc.)[6], mais ils ne sont pas inconscients. Ces enfants ont des cycles veille/sommeil normaux. Ils souffrent aussi de crises d’absence épileptiques, au cours desquelles les parents n’ont aucune difficulté à reconnaître les pertes de conscience, et quand l’enfant « revient » à lui. Ceci est une preuve de poids en faveur du point de vue selon lequel ils sont conscients. Les rapports cliniques précis de Shewmon, Holmse, et Byrne (1999) fournissent des preuves supplémentaires que ces enfants, non seulement sont conscients selon les critères comportementaux standards de l’Echelle de Coma de Glasgow, mais aussi, qu’ils présentent des réactions émotionnelles vives (voir la Figure 4, par exemple, qui illustre la réaction d’une petite fille hydrocéphale quand son petit frère nourrisson est placé dans ses bras) :

 Ils expriment le plaisir par le sourire et le rire, et l’aversion en « faisant des chichis », en arquant le dos et en pleurant (avec de nombreuses gradations), leur visage étant animé par ces états émotionnels. Un adulte familier peut employer cette réactivité pour construire des séquences de jeu qui vont en progressant de manière prévisible depuis le sourire, en passant par les gloussements, pour atteindre le rire et une grande excitation de la part de l’enfant [Merker, 2007, p. 79].

Ils présentent aussi un apprentissage émotionnel de base :

[Ils] prennent des initiatives comportementales dans la limite des restrictions de leurs handicaps moteurs sévères, sous la forme de comportements instrumentaux comme par exemple, faire du bruit en donnant des coups de pied dans des colifichets suspendus dans un cadre spécial construit à cet effet (une « petite chambre »), ou en activant des jouets favoris en appuyant sur des boutons, en se fondant probablement sur un apprentissage associatif du lien entre les actions et leurs effets. De tels comportements sont accompagnés de signes de plaisir et d’excitation appropriés à la situation de la part de l’enfant [p. 79].

En résumé, bien que ces enfants présentent une dégradation importante des types de conscience qui sont normalement associés à la perception représentative et à la cognition qui en dérive, il ne peut y avoir aucun doute qu’ils sont conscients, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Ils sont non seulement éveillés et alertes, mais ils expriment aussi tout un éventail d’émotions instinctives. Le soi primaire (affectif) est, en bref, présent. Le fait que le cortex est absent dans ces cas prouve que la conscience affective est à la fois engendrée et ressentie sous-corticalement. Ceci est en contradiction avec les hypothèses théoriques de LeDoux et de Craig citées plus haut, et aussi avec celles de Freud.

   Il est triste à dire que de ce point de vue, Freud semble avoir ouvert à la voie pour l’amalgame entre la conscience et le contrôle cortical, reléguant ainsi prématurément  les processus instinctifs non contrôlés à la catégorie « inconsciente ». Il est maintenant clair que les processus instinctifs sont conscients en eux-mêmes.

5. Toute la conscience est endogène

   L’état de conscience dans son ensemble est engendré dans la partie supérieure du tronc cérébral. Nous le savons depuis de nombreuses années. Dix ans seulement après la mort de Freud, Moruzzi et Magoun (1949) ont les premiers démontré que la conscience, telle qu’elle est mesurée par l’activation à l’EEG, est engendrée dans une partie supérieure du tronc cérébral alors appelée le « système réticulaire activateur ». Une destruction totale des structures extéroceptives n’avait aucun impact sur les propriétés intrinsèques engendrant la conscience au niveau du tronc cérébral (par ex., dormir/marcher). Les conclusions de Moruzzi et Magoun (chez le chat) ont rapidement été confirmées (chez l’homme) par Penfield et Jasper (1954), qui ont reconnu dans les crises épileptiques d’absence (mentionnées plus haut) « une occasion unique pour étudier le substratum neuronal de la conscience » (p. 480). Leurs études approfondies les ont conduits à la conclusion selon laquelle les oblitérations paroxysmiques de la conscience ne pouvaient être déclenchées de manière fiable qu’au niveau d’un site situé en haut du tronc cérébral (qu’ils ont appelé le « système centre-encéphalique »). Ils ont aussi été impressionnés par le fait que l’ablation de grandes parties du cortex humain sous anesthésie locale, voire une hémisphérectomie totale, n’avaient que des effets limités sur la conscience. Le retrait du cortex n’interrompait pas la présence du soi sensible, du fait d’être conscient ; cela ne faisait que priver le patient de « certaines formes d’informations » (Merker, 2007, p. 65). Par contre, des lésions dans la partie supérieure du tronc cérébral détruisaient totalement et rapidement la conscience, exactement comme le faisaient les crises épileptiques induites. Ces observations démontrent un point d’une importance fondamentale : toute la conscience dérive en fin de compte de sources prenant naissance dans la partie supérieure du tronc cérébral. En contradiction frappante avec l’hypothèse corticocentrique, les variétés corticales de conscience dépendent en fait de l’intégrité des structures sous-corticales, et ce n’est pas le contraire.

   Les observations classiques qui ont sous-tendu cette conclusion importante ont résisté à l’épreuve du temps, une précision anatomique plus précise s’étant ajoutée à elles (pour une recension, voir Merker, 2007). De manière significative, le PAG paraît être un point nodal dans le « système centre-encéphalique ». C’est la région la plus petite de tissu cérébral dans laquelle une lésion conduit à une oblitération complète de la conscience. Cette observation met en relief le fait unique qui a effectivement changé dans les conceptions modernes de ce système : les structures profondes qui engendrent l’état de conscience ne sont pas seulement responsables du niveau, mais aussi de la qualité centrale de l’être subjectif. Les états conscients sont intrinsèquement affectifs. C’est la prise de conscience de ce phénomène qui révolutionne maintenant les études sur la conscience (Damasio, 2010 ; Panksepp, 1998).

   La conception classique est retournée sens dessus dessous. La conscience n’est pas engendrée dans le cortex ; elle est engendrée dans le tronc cérébral. En outre, la conscience n’est pas intrinsèquement perceptive ; elle est intrinsèquement affective. Et dans ses manifestations primaires, elle a moins à voir avec la cognition qu’avec l’instinct. En termes des parallèles dressés dans le 2ème chapitre, la conclusion est inévitable : la conscience est engendrée dans le ça, et le moi est fondamentalement inconscient. Ceci a des implications massives pour notre conceptualisation du moi et pour tout ce qui en découle, comme nos théories de la psychopathologie et la technique clinique. C’était, après tout, de l’essence de la « cure de parole » que les mots, étant des traces mémorielles du moi, dérivent des perceptions externes et étant par conséquent doués de conscience, doivent être attachés aux processus plus profonds de l’esprit (qui sont inconscients en eux-mêmes), avant qu’ils puissent être connus du sujet.

6. Les solides psychiques

   En quoi le cortex contribue-t-il alors à la conscience ? La réponse à cette question va jeter une nouvelle lumière sur le statut métapsychologique du moi. Il est clair d’après les faits qui viennent d’être passés en revue plus haut que la conscience attachée au traitement de l’information extéroceptive n’est pas intrinsèque au cortex, mais dérive plutôt de sources situées dans le tronc cérébral. Le cortex sans le tronc cérébral ne peut jamais être conscient. Le traitement des perceptions, par conséquent, n’a pas besoin de la conscience, comme cela est amplement démontré par les vastes capacités de l’ « inconscient cognitif » (pour une recension, voir Kihlstrom, 1996).

   En outre, une grande partie de ce que nous avons cru, traditionnellement, être « inné » dans le traitement cortical, est en fait appris. Ceci a été bien démontré par la recherche de Mriganka Sur, qui montre, par exemple, que le fait de rediriger l’input visuel du cortex occipital vers le cortex auditif (chez des blaireaux) conduit à une réorganisation de ce tissu, ce qui lui permet de supporter une vision qui devient complètement fonctionnelle (pour une revue, voir Sur et Rubinstein, 2005). La perception corticale, par conséquent, pas moins que la cognition corticale, est enracinée dans des processus mémoriels. En effet, autant que nous le sachions, toutes les spécialisations fonctionnelles corticales sont acquises. Les colonnes du cortex sont initialement presque identiques dans leur architecture neuronale, et les célèbres différences entre les aires de Brodmann sont probablement la conséquence de la plasticité liée à l’usage (suivant les schémas innés de la connectivité sous-corticale). Les colonnes corticales ressemblent aux puces de mémoire d’accès aléatoire (RAM) des ordinateurs digitaux.

   La réponse à notre question : « En quoi le cortex contribue-t-il à la conscience ? », alors, est celle-ci : il contribue par un espace de mémoire représentationnelle. Ceci permet au cortex de stabiliser les objets de la perception, ce qui à son tour crée un potentiel pour un traitement précis et synchronisé des images perceptives. Cette contribution dérive de la capacité sans égale du cortex pour les formes de mémoire représentationnelles (dans toutes leurs diversités, à la fois à court et à long terme)[7]. En se fondant sur cette capacité, le cortex transforme les états changeants et éphémères, ondulatoires, de l’activation du tronc cérébral, en « solides psychiques ». Il engendre des objets. Freud les a appelés des « présentations d’objet » (qui, curieusement, prédominent dans ce qu’il a appelé le « système inconscient »).

    De telles représentations stables, une fois établies grâce à l’apprentissage, peuvent être activées à la fois de manière externe et interne, engendrant ainsi des objets non seulement pour la perception, mais aussi pour la cognition (la perception implique la reconnaissance)[8]. Pour être clair : les représentations corticales sont inconscientes en elles-mêmes ; cependant, quand la conscience est étendue jusqu’à elles (par l’ « attention »)[9], elles sont transformées en quelque chose qui est à la fois conscient et stable, quelque chose qui peut être pensé dans la mémoire de travail. (Ce n’est pas par hasard que nous décrivons la conscience de l’expérience quotidienne comme une mémoire de travail.) L’activation, par les mécanismes du tronc cérébral qui engendrent la conscience, de représentations corticales, transforme ainsi la conscience d’affects en objets[10]. Mais cette transformation n’est jamais complète : les représentations conscientes ne peuvent être éprouvées que par un sujet, et la mémoire de travail contient typiquement des éléments à la fois de la conscience cognitive et de la conscience affective. Il est étonnant que les théoriciens cognitivistes tout simplement ignorent l’affect.

   Mais pourquoi la « mémoire de travail » doit-elle être consciente ? J’ai déjà expliqué pourquoi n’importe quelle forme de représentation perceptive est infiltrée de conscience : celle-ci donne une valence aux représentations (« Je me sens comme ceci à propos de cela »). Bien que cette formulation dérive de la conception de Damasio, du Sentiment même de soi (1999b), elle évoque aussi la notion antérieure de Freud (1895), selon laquelle le cerveau antérieur est un « ganglion sympathique », c’est-à-dire que l’apprentissage perceptif n’existe que parce qu’il sert des besoins vitaux (de survie et reproductifs). L’apprentissage comporte l’établissement d’associations entre des pulsions intéroceptives et des représentations extéroceptives, guidées par les sentiments qui sont engendrés dans de telles rencontres[11]. Ceci permet au sujet de sentir son chemin à travers des situations nouvelles. La présence « affective » du sujet requiert qu’il le fasse.

   Si de telles rencontres sont amenées à déboucher sur des réactions plus développées que des réactions instinctuelles stéréotypées, elles nécessitent aussi la pensée. Et la pensée entraîne nécessairement un délai. Cette fonction (de délai) s’enracine avant tout dans la stabilité des représentations corticales, qui leur permettent d’être « gardées à l’esprit ». Le prototype, dans la métapsychologie de Freud, en était  les « investissements de désir », qui impliquent une représentation de l’objet désiré, utilisée pour guider le comportement en cours. Mais en première topique, un tel comportement volitionnel est régulé directement par l’instinct (par le « principe de plaisir » de Freud, et par le mode de cognition en « processus primaire » qui l’accompagne). Les motivations pulsionnelles sont initialement sans objet (cf. le concept de RECHERCHE de Panksepp ;  Wright et Panksepp, 2012), mais l’apprentissage attentif conduit rapidement à des objets de désir remémorés qui se présentent à l’esprit (cf. le concept de « wanting », « vouloir » de Berridge, 1996). En d’autres termes, des objets ayant une valence biologique (désirés, craints, etc.) d’expériences passées sont rendus conscients du fait de leur « saillance motivationnelle » (qui est déterminée en fin de compte par leur signification biologique sur la lignée plaisir-déplaisir : la base même de la conscience). De cette manière, si le principe de plaisir pouvait fonctionner sans aucune contrainte, il produirait ce que Freud a nommé des satisfactions hallucinatoires de désir (le prototype de la cognition en processus primaire)[12]. Il est important de noter que la pensée consciente, en elle-même, n’implique pas par conséquent nécessairement ce que Freud a appelé la cognition en « processus secondaire ». La satisfaction hallucinatoire de désir – le prototype selon Freud de la pensée en « processus primaire » – est une forme consciente  de pensée, malgré sa forme très primitive.

   Il en résulte, par conséquent, la pression évolutionniste et développementale pour contraindre la saillance motivationnelle dans la perception au moyen d’un codage de la prédiction des erreurs (c’est le « principe de réalité » de Freud), qui place des contraintes sur la décharge motrice. Un tel codage d’erreurs doit être régulé à un niveau inférieur par la fonction homéostatique de la conscience affective, qui détermine la valeur biologique de tous les objets qui se présentent à l’attention (cf. le « principe de constance » de Freud). L’inhibition qui en résulte – qui par force survient à l’extrémité motrice (frontale) de l’appareil, là où les sorties doivent être séquencées au cours du temps  – nécessite une tolérance à la frustration des émotions. Cette frustration, qui donne naissance à une pensée rafraîchie, et ainsi à un nouvel apprentissage, assure une satisfaction biologique plus efficace sur le long cours. (On trouve ici le concept de « liaison » de Freud).

   Le séquençage au cours du temps, qui nécessite le fait de penser à l’avance (c.-à-d., une action virtuelle, ou la programmation d’une action) définit l’essence de la fonction exécutrice de la « mémoire de travail », au sens où nous la théorisons généralement aujourd’hui. Freud aurait appelé cette fonction exécutrice : pensée en « processus secondaire » (qu’il a aussi conceptualisée en tant qu’ « action expérimentale »). Mais la pensée en processus secondaire implique aussi d’autres aspects du fonctionnement cortical que nous n’avons pas encore tout à fait considérés (voir chapitre 8).

   Voilà donc quelle est la fonction essentielle du cortex. Il engendre des « solides psychiques » stables, représentationnels qui, quand ils sont activés (ou « investis ») par la conscience affective, permettent au ça de s’imaginer lui-même dans le monde et de penser. Mais les solides psychiques menacent aussi d’effacer tout le reste de la vue, même dans la cognition en processus primaire. Ce qui nous fait penser à la cave de Platon.

7. Une surprise

   Le processus secondaire de Freud repose sur la « liaison » d’énergies pulsionnelles « libres »[13]. La liaison (c.-à-d., l’inhibition) crée un réservoir d’activation tonique qui peut être énormément utilisé pour favoriser les fonctions de la pensée, qui viennent d’être décrites, et que Freud a attribuées au moi. En fait, la conception la plus ancienne de Freud du moi définissait celui-ci comme un réseau de  neurones « constamment investis », qui exerçaient des effets inhibiteurs collatéraux l’un sur l’autre (Freud, 1895). Cela a poussé Carhart-Harris et Friston (2010) à comparer le réservoir du moi de Freud au « réseau en mode par défaut » des neurosciences cognitives contemporaines. Qu’on le veuille ou non, le travail de Karl Friston se fonde sur les mêmes concepts de l’énergie que ceux de Freud (voir Friston, 2010). Son modèle (dans les termes duquel  la prédiction de l’erreur, ou la « surprise » – comparée à l’énergie libre – est minimisée grâce à l’encodage consécutif de meilleurs modèles du monde, entraînant de meilleures prédictions) est entièrement compatible avec celui de Freud. Son modèle reconceptualise magnifiquement le « principe de réalité » de Freud en termes informatiques, avec tous les avantages que cela implique pour la quantification et la modélisation expérimentale. Selon ce point de vue, l’énergie libre est un affect non transformé : de l’énergie libérée à partir de l’état lié, ou bien de l’énergie bloquée et qui ne peut pénétrer dans un état lié, à cause d’erreurs de prédictions (des violations du principe de réalité).

   Il est de la plus grande importance de noter que dans le modèle de Friston, l’erreur de prédiction (médiatisée par la surprise), qui augmente la saillance motivationnelle (et par conséquent, la conscience) dans la perception et la cognition, est une mauvaise chose biologiquement parlant. Plus le modèle prédictif qu’a le cerveau du monde est véridique, moins il y a de surprise, et moins il y a de saillance, et donc moins il y a de conscience, et plus il y a d’automaticité, et mieux cela vaut. Cela rappelle le « principe de Nirvana » de Freud, qu’il a considéré être le but ultime de la vie psychique.

   Le but même du principe de réalité, qui a d’abord donné naissance à la cognition en processus secondaire (inhibée) est l’automaticité, qui efface le besoin de conscience (elle efface chez le sujet le besoin de « sentir son chemin » au travers de situations)[14]. Ceci à son tour suggère que l’idéal de la cognition est d’abandonner le traitement représentationnel (et donc, cortical) et de le remplacer par un traitement associatif – de passer de modes de fonctionnement épisodiques à des modes de fonctionnement procéduraux (et donc, probablement, du cortex aux ganglions de la base postérieurs). Il semble que la conscience dans la cognition soit une mesure temporaire : un compromis. Mais la réalité étant ce qu’elle est : toujours incertaine et imprévisible, toujours pleine de surprises, il y a peu de chances que nous atteignions jamais au cours de nos existences l’état de zombie du Nirvana dont nous apprenons maintenant, à notre grande surprise, qu’il est ce à quoi le moi aspire.

8. Les mots et les choses

   Avant que nous puissions quitter le thème du cortex, je dois souligner que la pensée en processus secondaire comprend des caractéristiques importantes qui sont restées implicites dans les chapitres précédents, surtout en ce qui concerne la réponse différée. Ces caractéristiques peuvent être attribuées à autre chose qu’à la capacité représentationnelle et inhibitrice seule.

   Les présentations d’objet désirées qui littéralement « viennent à l’esprit » dans la pensée en processus primaire (hallucinatoire) sont, selon Freud, re-représentées à un niveau plus élevé en pensée en processus secondaire. Il a appelé ce niveau de représentation la « présentation de mot ». Freud pensait que la valeur des mots était que, comme toutes les présentations cognitives, ils dérivaient de la perception (dans ce cas, principalement de l’audition) et qu’ils étaient donc doués de conscience. C’est l’essentiel du rôle que les mots jouent dans la « cure de parole ». Mais puisque les mots ont la capacité supplémentaire de représenter des relations entre des objets concrets de pensée («… pour les relations, qui sont particulièrement caractéristiques de la pensée, il ne peut exister d’expression visuelle », Freud, 1923, p. 232-233), ils transforment aussi la cognition abstraite qui devient « déclarative ».

   La principale valeur des mots, par conséquent, n’est pas qu’ils nous permettent de rendre conscients les processus incohérents du ça (que Freud croyait être inconscient) ; ce qui est le plus important concernant les mots, c’est leur capacité de représenter les relations entre les choses, de les re-représenter de manière abstraite. Ceci nous permet de penser à propos des choses, plutôt que de simplement penser les choses (de penser en images). Ceci souligne la perspective fondamentale à la « troisième personne », à laquelle nous allons revenir bientôt.

   Une autre chose importante concernant les mots est la syntaxe. La psychologie du dix-neuvième siècle des mots (Freud, 1891) a évolué il y a longtemps en une psychologie du langage. La structure du langage facilite la programmation corticale des réponses différées et séquencées discutées plus haut : « d’abord je vais faire ceci, ensuite je vais faire cela ». La capacité du langage à tenir des programmes orientés vers l’avenir dans l’esprit définit le mode opératoire de la fonction exécutive de la mémoire de travail (cf. « le discours intérieur »). C’est un exemple particulier de la capacité des mots pour représenter les relations entre les choses et, ainsi, de rendre des abstractions conscientes. En résumé, les mots nous permettent de réfléchir aux relations entre les choses à la fois dans l’espace et dans le temps. Cela facilite grandement le mécanisme de la réponse différée et définit certainement l’essence de ce que Freud a appelé la pensée en « processus secondaire ». Il est donc important de se souvenir que dans la deuxième topique de Freud (Freud, 1923), il a lui-même reconnu que l’aptitude du moi pour la cognition en processus secondaire était la caractéristique qui le définissait – et pas son aptitude pour la conscience représentationnelle.

9. Le moi réflexif et le surmoi

   J’ai dit dans le 1er chapitre que le corps externe était constitué de la même étoffe perceptive que les autres objets, que le moi corporel s’inscrit tout à fait de la même manière que les autres objets sur la page de la conscience. C’est une représentation stabilisée du sujet de la conscience : un objet, un solide psychique, éprouvé par le sujet de la conscience. Ce sujet primaire de la conscience (le corps-en-tant-que-sujet) est le ça. Il est important de reconnaître que le « soi » corporel est une idée, même s’il s’agit d’une idée quotidienne[15]. C’est une représentation apprise du soi.

   A cette présentation d’objet, nous devons ajouter une autre complication appelée « Mark Solms » : la présentation de mot, qui n’est pas vraiment moi ni une image animée de moi mais, plutôt, une abstraction. Pour ce faire, je dois en dire un peu davantage sur la relation qui existe entre la « présence » subjective du ça et la représentation objective du corps.

   Le sujet de la conscience s’identifie à son corps externe (la présentation d’objet) exactement comme un enfant se projette dans la figure animée qu’il contrôle dans un jeu télévisé. Cette représentation est rapidement investie avec un sentiment de soi, bien qu’elle ne soit pas vraiment le soi.

   Voici une expérience frappante qui illustre avec force la relation contre-intuitive qui existe en fait entre le soi subjectif et son corps externe. Petkova et Ehrsson (2008) ont rapporté un ensemble d’expériences d’ « échanges de corps » au cours desquels une caméra était fixée au-dessus des yeux d’une autre personne ou d’un mannequin, et transmettait des photos prises du point de vue de ce personnage à des sortes de lunettes de montagne, transmettant un film vidéo, fixées au-dessus des yeux des sujets participant à l’expérience, ce qui créait rapidement l’illusion chez ces derniers que le corps de l’autre personnage ou du mannequin était leur propre corps. Cette illusion était si forte qu’elle persistait même quand les sujets projetés serraient la main avec leur propre corps. L’existence de cette illusion a aussi été démontrée objectivement par le fait que quand l’autre corps (donc illusoirement, propre), et que le (vrai) corps propre étaient tous les deux menacés par un couteau, la réaction de peur : la réaction émotionnelle du corps interne (mesurée par le rythme cardiaque et par la réponse galvanique de la peau) était plus grande pour le corps illusoire.

   La célèbre « illusion  de la main en caoutchouc » (Botvinick et Cohen, 1998), que Tsakiris (2011) a décrite à Berlin, démontre la même relation entre le soi et le corps externe, quoique de manière moins dramatique. La base anatomique de tels phénomènes (qui placent la théorie de Freud du « narcissisme » sur une nouvelle base empirique prometteuse) peut être liée à des découvertes célèbres à l’IRMf et à d’autres découvertes qui tendent à prouver que la disposition topographique des homoncules corticaux somato-sensoriel et moteur (la localisation reconnue du « moi corporel » de Freud) peut être facilement manipulée et étendue, jusqu’au point de lui faire inclure des outils inanimés (pour une recension, voir Maravita et Iriki, 2004). Il nous est ainsi rappelé que le cortex n’est rien d’autre qu’une mémoire d’accès aléatoire.

   La nature apprise du corps externe est davantage démontrée par certains phénomènes frappants liés aux « neurones miroirs ». Gallese (2011) nous a rappelé au congrès de Berlin que les neurones miroir déchargent de la même manière, qu’un mouvement soit accompli par le soi ou par l’autre (voir aussi Gallese, Fadiaga, Fogassi et Rizzolattti, 1996). Dans ce cas, comment le soi fait-il la différence : comment sait-il si de tels mouvements sont accomplis  par « moi » ou non ? Evidemment, quelque chose doit être ajouté  à l’activité corticale motrice (des neurones miroir) pour que cette distinction puisse être accomplie. Il se trouve que ce « quelque chose » est une inhibition frontale simultanée (qui supprime l’activation de l’insula postérieure). Gallese a rapporté que les patients schizophrènes ne pouvaient pas différencier correctement entre leurs propres mouvements et ceux d’autrui, car cette inhibition simultanée leur faisait défaut (Ebisch et al., 2012).

   Ceci démontre à nouveau, d’abord, que le corps externe n’est pas un sujet mais un objet, et deuxièmement, qu’il est perçu dans le même registre que d’autres objets.

   Pour faire cette distinction entre « moi » et « non moi », le rôle des mots dans la conscience réflexive (c.-à-d., la conscience secondaire, l’accès à la conscience, la conscience déclarative, la conscience autonoétique, la pensée d’ordre supérieur, etc.) décrite plus haut, est primordial. Ce niveau abstrait de re-représentation  permet au sujet de la conscience de transcender  sa « présence » concrète et ainsi de se séparer en tant qu’objet des autres objets[16]. Ce processus semble se dérouler  sur trois niveaux d’expérience : (1) le niveau affectif ou phénoménal du soi en tant que sujet, c.-à-d. la perspective à la première personne ; (2) le niveau perceptif ou représentationnel du soi en tant qu’objet, c.-à-d. la perspective à la deuxième personne ; (3) le niveau abstrait ou re-représentationnel du soi en tant qu’objet en relation avec d’autres objets, c.-à-d. la perspective à la troisième personne.

   Le soi de l’expérience quotidienne tend généralement à penser à propos de soi-même du point de vue de la perspective à la troisième personne, en relation avec d’autres objets, dans des situations aussi banales que « J’ai voulu faire tel mouvement » (et pas l’autre personne). Nous ne pouvons que conclure que le soi de l’expérience quotidienne est en grande partie une abstraction. Ceci révèle la puissance des mots.

   Le fossé ignoré entre le soi primaire subjectif et le soi « déclaratif » re-représentationnel provoque une grande confusion. En témoigne le célèbre exemple de Benjamin Libet qui a enregistré un retard allant jusqu’à 400 millisecondes entre l’apparition physiologique de l’activation prémotrice et la décision volontaire de bouger. Ceci est typiquement interprété pour montrer que le libre arbitre est une illusion, quand en fait cela ne fait que montrer que la re-représentation réflexive, verbalement médiatisée, du soi déclaratif initialisant un mouvement survient un peu plus tard que l’initialisation réelle de ce mouvement par le soi affectif (primaire). Une telle confusion serait évitée si nous reconnaissions que le soi se déplie sur plusieurs niveaux d’expérience.

                 Ma conclusion principale peut maintenant être reformulée : le soi interne, synonyme du « ça » de Freud, est le réservoir de toute conscience ; le soi externe, synonyme du « moi » de Freud, est une représentation apprise qui est inconsciente en elle-même, mais « avec laquelle » il est possible de penser consciemment quand elle est investie par le ça ; le soi abstrait, qui fournit l’échafaudage réflexif pour le « surmoi », est lui aussi inconscient, mais il peut « penser à propos » du moi consciemment. Puisque le moi stabilise la conscience engendrée dans le ça, en transformant une portion de l’affect en perception consciente : des solides psychiques (et en conscience à propos des perceptions : des représentations verbales), habituellement, nous pensons de nos sois qu’ils sont conscients  (en anglais, il y a un jeu de mots intraduisible : « we think of our selves as being conscious » : our selves = nos sois, et aussi : nous-mêmes, NdT).

   Ceci obscurcit le fait que simplement nous sommes conscients, et que notre pensée consciente (ainsi que notre perception, que notre pensée représente) est constamment accompagnée par de l’affect. Cette « présence » constante de sentiment est le sujet d’arrière-plan de toute cognition, sans laquelle la conscience de la perception et la cognition ne pourraient pas exister. Le sujet primaire de la conscience est littéralement invisible, nous devons donc d’abord le traduire en imagerie perceptuelle-verbale avant que nous puissions « déclarer » son existence. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit si régulièrement ignoré. Mais le ça n’est stupide qu’au sens du dictionnaire. En vérité, il constitue la matière première dont sont faits nos esprits ; c’est donc à nos risques et périls que nous ignorons son existence. Comme Freud l’a remarqué un jour, dans un contexte presque opposé :

… en fin de compte, la propriété : conscient ou non, est notre unique fanal dans les ténèbres de la psychologie des profondeurs [Freud, 1923, p. 229].

Plus tard, quand il a été confronté au rouleau compresseur comportemental qui était sur le point de balayer de côté le travail de toute sa vie, Freud a fait la remarque suivante sur la conscience, disant à son propos :

… un fait sans équivalent qui ne se peut ni expliquer ni décrire : la conscience. Cependant lorsqu’on parle de conscience, chacun sait immédiatement, par expérience, de quoi il s’agit… Une tendance extrémiste, telle, par exemple, celle du behaviourisme née en Amérique, pense pouvoir établir une psychologie qui ne tienne pas compte de ce fait fondamental ![Freud, 1940, p. 18, 18 note en bas de page].

Nous avons ainsi fait un cercle complet. Pour rétablir la différence entre le béhaviorisme et la psychanalyse : la science du sujet psychique, plus d’un siècle après que Freud eut introduit la notion d’un esprit inconscient (dont la validité est acceptée plus largement aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été auparavant), nous devons considérer la conscience à nouveau comme la caractéristique la plus fondamentale du psychique.

10. Si le ça est conscient…

   Le fait de reconnaître que le ça de Freud est intrinsèquement conscient a des implications énormes pour la psychanalyse. Dans cet article, je ne peux que faire une première approche en direction de l’énorme tâche théorique qui se présente devant nous si voulons vraiment comprendre ces implications. Je vais attirer l’attention seulement sur quatre questions problématiques dans la métapsychologie freudienne que cette révision commence à résoudre.

  1. J’ai expliqué comment les représentations perceptives attirent la conscience par le fait de leur saillance, et comment cela concorde avec la vision de Freud selon laquelle la forme la plus primitive de cognition (l’investissement de désir en processus primaire) implique  l’accomplissement de désir hallucinatoire. Cela fait partie de la définition des processus hallucinatoires qu’ils soient conscients. Mais il est dit que de tels fantasmes de désir forment le noyau du système inconscient. Cela peut seulement vouloir dire que le système inconscient tourne autour d’un réseau de fantasmes hallucinatoires refoulés. Je suis étonné qu’il n’y ait pas plus de commentateurs qui aient remarqué que cela implique que « l’ » inconscient est retiré des processus perceptifs et cognitifs, qu’il est dérivé d’expériences qui sont initialement conscientes et de l’apprentissage. Autant que je le sache, seul Barry Opatow (1997) a reconnu cette contradiction, qui implique qu’un système inné pré/conscient précède le développement du système inconscient dans la maturation psychique. Il n’est pas étonnant que Freud a été obligé d’introduire le concept du « ça », dans lequel le « système inconscient » représentationnel a été réduit à une petite portion du ça appelée « le refoulé ».
  2. Mais si le ça est conscient, en quoi alors consiste le refoulé ?  Si nous gardons le point de vue de Freud selon lequel le refoulement concerne les processus représentationnels, il semble raisonnable de proposer que le refoulement doit impliquer un retrait de la conscience déclarative. Cela a pour effet de réduire un processus cognitif « épisodique » en un processus « associatif » (procédural ou émotionnel). Le sujet du refoulement active encore les présentations d’objet en question, mais les liens associatifs entre ces dernières (les « relations d’objet ») n’attirent plus la prise de conscience réflexive-représentationnelle. Nous nous rappelons que c’était le but initial du développement du moi : le but de tout apprentissage est l’automatisation des processus psychiques: à savoir, une prévisibilité accrue et une surprise réduite. C’est la saillance biologique de la prévision des erreurs – médiatisée par l’attention – qui nécessite la « présence » affective du ça. Dès que le moi a maîtrisé une tâche mentale, par conséquent, l’algorithme associatif pertinent est automatisé. Cela pourrait être le mécanisme du refoulement : celui-ci pourrait consister en un retrait prématuré de la conscience réflexive (de la « présence » épisodique), en une automatisation prématurée d’un algorithme comportemental, avant que celui-ci n’ait rempli son rôle. Dans ce contexte, remplir son rôle, cela implique obéir au principe de réalité. Une automatisation prématurée résulte donc en une prédiction d’erreur constante, avec une libération associée d’énergie libre (d’affect), et le risque permanent que le matériel cognitif refoulé ne réveille l’attention. Ceci pose les fondations pour un « retour du refoulé », le mécanisme classique de la névrose. La tâche thérapeutique de la psychanalyse, par conséquent, serait toujours de lever les refoulements (de permettre aux liens associatifs de retrouver un statut épisodique)[17], afin de permettre au sujet réflexif de maîtriser correctement les relations d’objet qu’ils représentent et d’engendrer des programmes exécutifs plus adéquats pour la tâche, afin qu’ils puissent alors être légitimement automatisés. Cette formulation résout la disjonction bizarre entre l’inconscient soi-disant cognitif et l’inconscient freudien.
  3. Enfouie parmi les nombreuses phrases que Freud a écrites pour dire que la conscience était une fonction corticale, par quoi il semble avoir principalement voulu dire qu’elle était une fonction « déclarative », il a toujours reconnu le rôle exceptionnel de l’affect. Par exemple :

…il se fait jour en nous comme une nouvelle idée : ne peut devenir conscient que ce qui fut autrefois déjà perception cs, et ce qui, provenant de l’intérieur, sentiments exceptés, veut devenir conscient, doit tenter de se transposer en perceptions externes. Ceci est rendu possible par le moyen des traces mnésiques [Freud, 1923, p. 231-232 ; c’est moi qui souligne].

En d’autres termes, bien que Freud ait pensé que les affects étaient des perceptions corticales (intéroceptives), il a toujours reconnu que ceux-ci étaient ressentis directement. Il ne partageait pas le point de vue selon lequel  les affects devaient d’abord être représentés de manière extéroceptive, ou étiquetés cognitivement dans la mémoire de travail, pour exister. En fait, pour Freud, les affects ne pouvaient pas être représentés de la même manière que les objets externes. Cela les mettait à part de tous les processus  cognitifs :

Pourtant il est de l’essence d’un sentiment d’être perçu, donc d’être connu de la conscience. Ainsi, pour les sentiments, les sensations, les affects, la possibilité d’être inconscients disparaîtrait totalement [Freud, 1915b, p. 82 ; c’est moi qui souligne].

J’espère que les faits neuroscientifiques passés en revue ici nous aideront à mieux comprendre cette observation que Freud n’a jamais reniée, ce que l’on peut porter à son crédit, quelles qu’aient pu être les difficultés théoriques que cela a dû lui causer.

4. J’ai déjà cité la déclaration de Freud selon laquelle les « [les] impressions de la série plaisir-déplaisir – régissent despotiquement le cours des phénomènes à l’intérieur du ça. Le ça obéit à l’inexorable  principe de plaisir » [Freud, 1940, p. 73]. Mais comment le ça peut-il être gouverné par le principe de plaisir s’il est inconscient en lui-même, s’il est privé de conscience, si les sentiments de plaisir-déplaisir sont en fait engendrés au niveau de la surface corticale du moi ? Si la conscience affective était engendrée corticalement, le principe de plaisir entraînerait un contrôle du haut vers le bas du ça par le moi, ce qui de toute évidence ne peut pas être correct. La primauté du principe de plaisir est par conséquent affirmée par notre relocalisation de la conscience au niveau du ça, et de même est affirmée la nature inhibitrice du moi, qui exerce une influence du haut vers le bas.

11. Le plus profond insight

   Je vais terminer avec un aspect des modèles successifs de Freud de l’esprit qui était plus essentiel que la localisation et l’étendue de la conscience : à savoir, sa conception fondamentalement dynamique de celle-ci, couplée avec la dimension de profondeur  (ou de hiérarchie) dans l’esprit. C’est la raison pour laquelle Freud n’a cessé de répéter que le meilleur insight qu’il ait jamais eu était celui selon lequel il existe deux états différents d’énergie psychique : l’un dans lequel l’investissement est lié de manière tonique, utilisé pour la pensée (le potentiel d’action), plutôt que pour l’action à proprement parler, et l’autre dans lequel il est librement mobile et presse pour se décharger :

 Je crois que cette distinction représente jusqu’à ce jour notre vue la plus profonde sur la nature de l’énergie nerveuse et je ne vois pas comment on peut l’éviter [Freud, 1915b, p. 99].

Non seulement cette distinction fondamentale est-elle préservée dans la révision que je propose du modèle de Freud, avec beaucoup d’autres choses, mais elle est en fait augmentée. Le lien entre l’affectivité d’un côté, et l’ « énergie libre » de Helmholtz de l’autre, semble définir une ligne rouge à travers l’œuvre de Freud, qui le relie en arrière à Helmholtz et en avant (en passant par Feynman) à Friston. Prenant cela en considération, et les nombreuses autres perspectives qui s’ouvrent  devant nous avec la redécouverte du cerveau incarné, instinctif : qui doit nécessairement être contraint par le cerveau cognitif, avec sa modélisation prédictive, il est difficile d’imaginer comment les neurosciences de l’avenir pourront ne pas être psychodynamiques. Nous sommes vraiment en train de vivre un âge d’or des neurosciences.  A mesure que les neurosciences cognitives de la fin du vingtième siècle sont complétées par les neurosciences de l’affect du présent, nous nous dirigeons vers une science vraiment psychique, et nous comprenons enfin que le cerveau n’est pas seulement un objet qui traite des informations, mais aussi un sujet intentionnel.

   Je vais néanmoins terminer par une plainte et non par un cri de joie. Les neurosciences ne sont pas plus la cour d’appel de dernier recours pour la psychanalyse que la psychanalyse ne l’est pour les neurosciences. La cour d’appel finale pour la psychanalyse, c’est la situation clinique. Les lecteurs sont donc invités à confronter les innovations théoriques que j’ai introduites ici aux données  de leur expérience  psychanalytique. Ces concepts permettent-ils vraiment de mieux comprendre les faits que nous observons ? Nous est-il vraiment nécessaire de faire ces avancées difficiles dans notre théorie ?

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Mark Solms est Professeur de Neuropsychologie à l’Université du Cap, en Afrique du Sud. (Et j’ajouterai qu’il est membre de la Société britannique de psychanalyse, et qu’il vient d’être nommé, lors du Congrès international de psychanalyse, à Prague, en 2014, directeur de la recherche pour l’IPA à la suite de Peter Fonagy, NdT). Le courrier doit être adressé à : Mark Solms, Department of Psychology, University of Cape Town, Rondesbosch 7701, South Africa (e-mail : Mark.Solms@uct.ac.za).

Cet article se base sur celui de M. Solms : « Concluding Remarks », présenté au 12ème Congrès international de neuropsychanalyse, le 26 juin 2011 ; et sur M. Solms, «  The Conscious Id », présenté à l’Institut de Psychanalyse de New York, le 5 novembre 2011 ; et sur M. Solms et J. Panksepp (2012, « The Id Knows More Than the Ego Admits ». (Marianne Robert est psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP, de l’IPA, membre depuis 2000 de la Société internationale de neuropsychanalyse, bilingue, traductrice d’anglais en français.)

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[1] En fait, il existe plusieurs cartes de ce type, chacune représentant une composante différente de sensation somatique (le toucher, la douleur, la vibration, la température, etc.). Le système vestibulo-cérébelleux est aussi exclu de ce compte rendu simplifié.

[2] Je ne veux pas dire que le flux d’information dans ce processus associatif est unidirectionnel. Il est bidirectionnel et, en fait, la plupart des connexions mènent dans l’autre direction, du cortex associatif vers le cortex projectif (voir les notes en bas de page, 4 et 12).

[3] Ceci s’applique aussi bien à son propre corps qu’à d’autres corps (voir la discussion sur les « neurones miroirs », plus loin).

[4] On ne sait pas exactement comment les variétés extéroceptives de perception conscientes, et de cognition, dérivent de l’activation d’ERTAS, mais certaines hypothèses heuristiques sont présentées plus loin. Ce qui est maintenant largement accepté, c’est la notion qui fut autrefois radicale, à savoir que la conscience perceptive est engendrée de manière endogène : les stimuli extéroceptifs ne font que contraindre et sculpter ce qui est fondamentalement un processus hallucinatoire (pour des recensions, voir Blom et Sommer, 2012). Cf. la note en bas de page 2.

[5] La localisation de la conscience par Freud a subi de nombreuses vicissitudes. Au début, Freud n’a fait aucune différence entre la conscience perceptive et la conscience affective (Freud, 1894). Au lieu de cela, il a fait une distinction entre les traces mnésiques de la perception (« les idées ») et l’énergie qui les active. Cette distinction coïncidait avec les hypothèses conventionnelles de la philosophie empirique anglaise, mais il est intéressant de noter que Freud a décrit l’énergie activatrice sous le nom de « quotas d’affect », les voyant comme « quelque chose  qui s’étend sur les traces mnésiques des représentations un peu comme une charge électrique sur la surface des corps » (Freud, 1894, p. 14). Strachey a dit (1962, p. 63) qu’il s’agissait de « l’hypothèse la plus fondamentale de toutes les hypothèses de Freud ». Il y a toutes les raisons de croire que Freud envisageait de telles traces mnésiques activées de « représentations » comme des processus corticaux. Dans son modèle de l’« Esquisse » plus élaborée (1895), il a explicitement attribué la conscience à un sous-système de neurones corticaux (le système ω), qu’il a localisé à l’extrémité motrice du cerveau antérieur. Cette localisation permettait à la conscience d’enregistrer des décharges d’énergie (ou d’absence de telles décharges) qui s’accumulaient dans les traces mnésiques (le système Ψ) à partir, à la fois de sources endogènes et de sources sensorielles. (Notez qu’à partir de 1895, Freud a décrit l’énergie psychique comme étant inconsciente en soi ; elle n’était plus décrite en tant que « quota d’affect ».) La conscience, que Freud divisait dorénavant en deux formes, prenait naissance de la manière dont l’énergie psychique excitait les neurones ω.  Elle donnait naissance à la conscience affective, quand des différences dans le niveau quantitatif d’énergie dans le système Ψ (provoquées par des degrés de décharge motrice) étaient enregistrées dans ω sous forme de plaisir-déplaisir ; elle donnait naissance aussi à la conscience perceptive quand des différences dans les aspects qualitatifs des énergies exogènes  (par ex., la longueur d’onde ou la fréquence) dérivées des divers organes des sens étaient transmises, par le biais de neurones  perceptifs (φ), en passant par les traces mnésiques de représentations (Ψ), jusqu’à ω. Dans une révision de 1896 de ce modèle de l’ « Esquisse », Freud a déplacé les neurones ω pour les placer entre φ et Ψ, et en même temps, il a reconnu que  toute l’énergie dans l’appareil mental était engendrée de manière endogène ; l’énergie ne pénétrait pas en fait l’appareil mental par le système perceptif. (Freud a semblé  oublier cela plus tard, par ex., en 1920). Dans  L’Interprétation des rêves (1900), cependant, Freud est revenu à l’arrangement de l’Esquisse et a à nouveau  situé les systèmes de la perception et de la conscience aux extrémités opposées de l’appareil mental. Il semble que son hésitation sous ce rapport ait dérivé principalement du fait que les systèmes perceptif (sensoriel) et conscient (moteur) formaient une unité fonctionnelle intégrée, puisque la décharge motrice produit nécessairement une information perceptive (cf. la localisation contiguë des homoncules somato-sensoriel et moteur ; Figure 1). Freud a donc finalement tranché (en 1917) en faveur d’une localisation hybride des systèmes perceptif et conscient. Dans cet arrangement final, φ (rebaptisé « Pc » en 1900) et ω (« Cs ») ont été combinés en une seule unité fonctionnelle, le système « Pc-Cs » (Figure 2). A ce point, Freud a précisé que le système Pc-Cs ne forme en fait qu’un seul système, qui est excitable à partir de deux directions : les stimuli exogènes engendrent la conscience perceptive, les stimuli endogènes engendrent la conscience affective. Freud a aussi fait marche arrière par rapport à la notion que la conscience affective enregistre le « niveau » quantitatif d’excitation à l’intérieur du système Ψ, et il a proposé à la place, que – comme la conscience perceptive – elle enregistre quelque chose de qualitatif, comme la longueur d’onde (c.-à-d., des fluctuations dans le niveau d’énergie à l’intérieur du système Pcs au cours d’une unité de temps ; voir Freud, 1920). La chose principale à remarquer dans cette brève histoire de la localisation de la conscience par Freud est qu’elle a été du début à la fin conceptualisée comme un processus cortical (bien que Freud ait eu des doutes fluctuants à ce propos par moments ; par ex., en 1923, p.233). (Voir Solms, 1997, pour une première indication que quelque chose ne collait pas dans la localisation superficielle de la surface interne (affective) du système Pc-Cs par Freud).

[6] Ils sont dépourvus de conscience  perceptive. Cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas traiter des informations  extéroceptives par des voies sous-corticales. La conscience n’est pas une condition nécessaire pour la perception (cf. « la vision résiduelle des aveugles »). Ce point est important pour mon argumentation (plus loin) selon laquelle le moi est inconscient en lui-même.

[7] On notera que cette capacité représentationnelle dérive de la « cartographie » topologique du corps externe, décrite dans le 1er chapitre.

[8] Cf. Le dicton célèbre d’Edelman : « le présent remémoré ».

[9] Cf. La description par Freud de ce processus : « des innervations d’investissement sont envoyées de l’intérieur par coups rapides et périodiques dans le système Pc-Cs. qui est complètement perméable, pour en être ensuite retirées. Tant que le système est investi de cette façon, il reçoit les perceptions qu’accompagne la conscience et conduit l’excitation dans les systèmes mnésiques inconscients ; dès que l’investissement est retiré, la conscience s’évanouit et le fonctionnement du système est arrêté. Ce serait alors comme si l’inconscient, par le moyen du système Pc-Cs., étendait vers le monde extérieur des antennes, qui sont rapidement retirées après en avoir comme dégusté les excitations » (Freud, 1925, in  RIP t II, p. 123). Notez que les « antennes » de Freud de la perception sont  inconscientes jusqu’à ce qu’elles aient atteint le système Pc-Cs. cortical.

[10] Il est très important de noter qu’elle transforme aussi les représentations inconscientes elles-mêmes, au moyen du processus de « reconsolidation ». En effet, les représentations ne deviennent conscientes que dans la mesure où les modèles cortico-thalamiques prédictifs de ces dernières sont incertains (à savoir, sujets à révision, voir plus loin).

[11] Les associations d’un ordre plus élevé (entre les représentations) sont considérées plus loin.

[12] Voir la note en bas de page 2. Cf. Friston (2012) : « Les connexions neuronales encodent des connexions causales (modèles) qui conspirent pour produire de l’information sensorielle. »

[13] La distinction psychologique qu’a faite Freud entre l’énergie liée et l’énergie libre provenait presque certainement de la distinction physique entre l’énergie potentielle et l’énergie cinétique. Ceci résout un aspect du « problème corps-esprit » (la violation supposée de la loi de la conservation de l’énergie de Helmholtz). Par définition, penser (énergie liée) n’a aucun effet avant qu’elle ne soit déchargée en action.

[14] On serait tenté d’inverser la fameuse phrase de Freud et de dire qu’ « une trace mnésique apparaît à la place de la conscience » (cf. Freud, 1920, p. 67).

[15] C’est une idée quotidienne quand l’individu est en bonne santé, et qui peut se désintégrer dans les états pathologiques (par ex., dans les expériences de sortie du corps, dans les phénomènes auto-scopiques, dans les idées de référence).

[16] Selon la théorie du narcissisme, ce processus de séparation conduit d’abord à un clivage fantasmé entre un « moi » introjecté et un « non moi » projeté, fondé sur la distinction plaisir-déplaisir plutôt que sur le principe de réalité (Freud, 1925b). D’où la célèbre phrase de Freud où il dit que « la haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour » (1915a, p. 42-43). Le « mauvais » objet projeté forme le noyau du surmoi ultérieur. Mais cet objet (que Mélanie Klein a appelé le « surmoi primitif ») est une représentation à la deuxième personne. La perspective à la troisième personne, qui permet en fin de compte au soi de se re-représenter objectivement, du point de vue de l’objet, trace la voie pour la formation du surmoi au sens propre.

[17] Cf. le processus de « reconsolidation » mentionné dans la note en bas de page 10.