Dans cet article, la thèse selon laquelle le ça est conscient [(Solms, 2013a), « The conscious id, Neuropsychoanalysis, 15(1), 5-19][1] est examinée en mettant en lumière une hypothèse implicite fondamentale sur laquelle cette argumentation repose. La validité de cette hypothèse est ensuite évaluée de deux manières : d’abord par une analyse de la description par Freud de la relation entre l’appareil psychique et le cerveau, ensuite en analysant les implications.
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Conséquences métapsychologiques du tronc cérébral conscient :
Une critique du ça conscient
Volker A. Hartmann Cardelle1
Chercheur indépendant
Résumé
Dans cet article, la thèse selon laquelle le ça est conscient [(Solms, 2013a), « The conscious id, Neuropsychoanalysis, 15(1), 5-19]2 est examinée en mettant en lumière une hypothèse implicite fondamentale sur laquelle cette argumentation repose. La validité de cette hypothèse est ensuite évaluée de deux manières : d’abord par une analyse de la description par Freud de la relation entre l’appareil psychique et le cerveau, ensuite en analysant les implications neuropsychanalytiques de la machine de Mealy [Mealy, 1955. Une méthode pour synthétiser les circuits séquentiels. Bell Labs Techincal Journal, 34(5), 1045-1079] : un modèle mathématique utilisé pour décrire la relation entre le software et le hardware des ordinateurs. Le résultat de mon étude est que l’hypothèse implicite de Solms tombe sous le coup d’objections sérieuses, et par conséquent, que la conclusion que le ça est conscient ne peut pas être maintenue. Dans la suite de l’article, je développe, en me fondant sur les découvertes neuroscientifiques sur lesquelles Solms a développé sa thèse [Solms & Panksepp, 2012. « The ‘id’ knows more than the ‘ego’ admits : Neuropsychoanalytic and primal consciousness perspectives on the interface between affective and cognitive neuroscience »3, Brain Sciences, 2(2), 147-175], une modification différente du modèle topique. J’y parviens par une analyse du développement que fait Freud de sa théorie métapsychologique entre 1899 et 1923, en me centrant particulièrement sur sa conceptualisation de la conscience, qui a subi, comme je vais le démontrer, un très grand changement. Il en résulte un nouveau modèle métapsychologique qui, comme je le prétends, se débarrasse d’un point faible crucial du modèle topique [Freud, 1923.The ego and the id. Standard Edition, 19, 12-59]4 et permet ainsi l’intégration de différentes théories neuropsychologiques.
Mots clés : métapsychologie ; appareil psychique ; conscience ; problème cerveau-esprit ; machine de Mealy
La nécessité d’une critique du ça conscient
La thèse de Mark Solms du « ça conscient » (Solms, 2013a), est sans doute celle qui a provoqué le plus de débats, en provenance du champ de la neuropsychanalyse, dans le discours psychanalytique, à ce jour. Jusqu’à présent, cet article a été cité plusieurs douzaines de fois, et dans certains cas les auteurs ont intégré les hypothèses dans leurs discussions théoriques voire cliniques (voir, par exemple, Anderson, 2016 ; Bryan, 2014 ; Johnon & Flores Mosri, 2016). Mais une discussion critique approfondie de cette thèse semble absente au sein même de la communauté neuropsychanalytique, si l’on excepte les commentaires qui ont été publiés en même temps que l’article de Solms (Bazan, 2013 ; Berlin, 2013 ; Carhart-Harris, 2013 ; Fotopoulou, 2013 ; Friston, 2013 ; Gallese, 2013 ; Hopkins, 2013 ; Kessler, 2013a ; Kessler, 2013b ; Kunstadt, 2013 ; Northoff, 2013 ; Panksepp, 2013 ; Tsakiris, 2013 ; Turnbull, 2013 ; West, 2013 ; Zellner, 2013). Ceci peut s’expliquer par le fait qu’il existerait une acceptation tacite de celle-ci. Mais ce n’est pas l’impression que j’ai ; tout au contraire, j’ai rencontré beaucoup de psychanalystes qui ne sont pas d’accord avec cette thèse. Selon moi, leur silence public n’est pas dû à une acceptation mais plutôt à un manque de critique élaborée de celle-ci. Mais quelle qu’en soit la raison, ce silence nuit à la thèse de Solms, parce que dans le champ élargi de la psychanalyse, jusqu’à présent, je n’ai rencontré aucune discussion réelle de cette proposition. Ma conviction est que si nous n’entamons pas une discussion de cette thèse au sein de la communauté neuropsychanalytique, cette discussion n’aura lieu nulle part ailleurs. Sans une telle discussion, les découvertes très importantes de Solms resteront pour longtemps ignorées en psychanalyse.
Pour favoriser une discussion future du ça conscient, j’élaborerai dans cet article une critique métapsychologique de l’argumentation de Solms en acceptant les affirmations neuroscientifiques de sa position.
Je commencerai en présentant une analyse de l’argumentation de Solms. Puis je discuterai le statut ontologique d’entités métapsychologiques, pour construire la fondation pour ma critique de sa thèse. Enfin, je proposerai mon opinion concernant les conclusions qui devraient plutôt être tirées des données neuroscientifiques sur lesquelles Solms a fondé sa thèse.
Analyse de l’argument de Solms
Pour analyser l’argument de Solms, je vais d’abord en donner un bref résumé. Celui-ci sera complété par un compte rendu de l’hypothèse fondamentale et néanmoins, selon moi, implicite, de l’argument de Solms.
Résumé de l’argumentation de Solms
L’argumentation que Solms a développée dans l’article « The Conscious Id » (Solms, 2013a) commence par un passage en revue des données neuroscientifiques selon lesquelles il existe deux représentations différentes du corps dans le cerveau. Ce qui suit est un résumé de la description par Solms et Panksepp (Solms, 2013a ; Solms & Panksepp, 2012) de ces deux systèmes neurobiologiques. Le soi-disant « corps externe » comprend le corps tel qu’il nous apparaît à nos organes sensoriels, complété par les cartes motrices du système moteur. Ainsi le corps externe est principalement, sinon exclusivement représenté dans le cortex. Le « corps interne », d’un autre côté, comporte des régions cérébrales qui traitent et régulent l’état du corps : elles représentent les besoins biologiques du corps à l’intérieur du cerveau, elles fonctionnement d’une manière autonome, et exercent leur influence dans le cerveau sous la forme de sentiments. D’après Solms, qui se réfère à Damasio (2010) sur ce point, le corps interne comporte l’hypothalamus et les organes périventriculaires qui l’entourent, ainsi que les noyaux du tronc cérébral, dont le noyau parabrachial et l’aera postrema, le noyau solitaire, la substance grise périaqueducale (PAG), et d’autres.
Dans ce compte rendu, la relation entre le corps interne et le corps externe se fait comme suit : Le corps interne produit l’éveil, qui finalement active le corps externe, influençant ainsi fortement notre comportement. Ce système d’éveil est communément connu comme le système d’activation réticulaire ascendant (SARTE) (Panksepp, 1998 ; Pfaff, 2006). En outre, la relation fonctionnelle entre ces deux systèmes corporels est hiérarchique. Si des parties du corps externe sont endommagées, le corps interne continue de fonctionner, alors que la destruction du corps interne provoque aussi l’échec du corps externe. Le plus important est que ces deux systèmes neurologiques contribuent à la conscience de manières fondamentalement différentes. Alors que le corps externe – comme le cortex en général – génère des objets de conscience, le corps interne produit des états de conscience. Ces états de conscience ne diffèrent pas seulement quantitativement (c’est-à-dire en intensité, comme on peut le déterminer par l’échelle de coma de Glasgow), mais qualitativement aussi, car « l’aspect interne de la conscience ‘donne le sentiment’ de quelque chose »5 (Solms, 2013a, p. 7), et ce « quelque chose » est ce à quoi le corps interne contribue1. Solms décrit la relation fonctionnelle entre ces deux systèmes neurologiques dans la conscience par la phrase : « Je me sens comme ceci à propos de cela »6 (Solms, 2013a, p. 7, italiques dans l’original).
Enfin, la même relation hiérarchique qui préside au fonctionnement global de ces deux systèmes neurologiques en général, est valable aussi pour leurs contributions à la conscience. Pour illustrer cela, Solms se réfère, parmi d’autres exemples, au cas d’enfants souffrant d’hydrocéphalie (c’est-à-dire, des enfants nés avec peu ou pas de cortex du tout) qui, bien que complètement aveugles et sourds, présentent des cycles d’éveil et de sommeil et des réactions émotionnelles qui suggèrent fortement que ces enfants sont conscients (Merker, 2007 ; Shewmon, Holmse & Byrne, 1999). Ainsi, même la perte totale de tout le cortex n’entraîne pas une perte de conscience (l’état clinique que Solms identifie avec une perte totale de conscience est le coma). A l’opposé, une atteinte des structures du corps interne peut conduire à une perte totale et irréversible de la conscience. La plus petite structure qui provoque une perte permanente de conscience, si elle est détruite, est la substance grise périaqueducale (PAG), une petite structure de matière grise qui se trouve dans le tronc cérébral.
Le point central de l’argumentation de Solms repose donc sur le lien qu’il fait entre les propositions suivantes : D’abord, puisque, selon lui, le corps interne remplit fondamentalement les fonctions que Freud a attribuées au ça (par exemple, la représentation des besoins corporels et des instincts2), il conclut que le ça doit être compris comme l’équivalent du corps interne. Deuxièmement, les mêmes structures neurologiques médiatisent à la fois le corps interne et la conscience. Puisque Solms identifie les états de conscience, par opposition aux objets de la conscience, avec le sujet conscient, il en conclut que le ça est le sujet conscient, et qu’il est donc conscient de manière inhérente. C’est l’argument clé sur lequel Solms fonde toutes ses élaborations ultérieures.
Ensuite, il établit les correspondances suivantes : « Le corps externe correspond au ‘moi’, le corps interne au ‘ça’ » (Solms, 2013a, p. 7). Il étaye cette identification en citant Freud :
Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface. Si l’on cherche une analogie anatomique, le mieux est de l’identifier avec l’ « homoncule cérébral » des anatomistes, qui se trouve dans le cortex cérébral, la tête en bas et les pieds en haut, regardant vers l’arrière et, on le sait, portant à gauche la zone du langage3. (Freud, 1923, p.238)
Je pense que j’ai bien résumé l’essentiel de l’argumentation de Solms. Une critique scientifique fructueuse de sa thèse doit confronter cet argument, problématiser ses hypothèses et, si l’argumentation est considérée infondée, développer enfin une interprétation alternative des données neuroscientifiques sur lesquelles elle repose, comme je vais le faire en détail plus loin.
Les hypothèses explicites et implicites de Solms
L’argument de Solms repose sur deux hypothèses explicites. Premièrement, l’hypothèse que les structures neurologiques qui forment le corps interne accomplissent les (au moins la plupart des) fonctions attribuées au ça et, deuxièmement, l’hypothèse que la conscience émane du tronc cérébral, et donc du corps interne. Je considère que ces deux hypothèses sont correctes. Mais il existe une troisième hypothèse implicite qu’il faut examiner.
Lorsqu’il conclut, d’après les hypothèses explicites, que le ça est conscient, Solms, comme je vais l’argumenter, suppose aussi implicitement que chaque propriété du corps interne est aussi une propriété du ça. Alors qu’il peut sembler que cette hypothèse procède nécessairement de la première hypothèse explicite, la possibilité que certaines fonctions du corps interne ne fassent pas partie du ça est aussi logiquement compatible avec cette hypothèse explicite. Faire une équivalence complète entre le corps interne et le ça n’est une conclusion nécessaire que si l’on met en relation certaines structures de l’appareil psychique avec certaines structures anatomiques d’une manière exclusive, une à une. Sans cette hypothèse implicite, je ne peux absolument pas concevoir comment on pourrait conclure que le ça est conscient. Certains lecteurs pourraient penser que cette hypothèse est triviale, mais je prétends qu’elle est significative.
Alors qu’une correspondance une à une entre l’appareil psychique et les structures anatomiques peut sembler procéder avec une nécessité déductive de la position du monisme à double aspect, c’est-à-dire de l’affirmation que le cerveau comme l’appareil psychique sont deux apparences différentes de la même chose (Solms & Turnbull, 2002), il n’en va pas ainsi. Si l’on est d’accord avec cette affirmation que le cerveau et l’appareil psychique sont des apparences d’une seule et même chose, on est alors simplement contraint de supposer que l’on peut exprimer des parties de l’appareil psychique en utilisant des parties du cerveau, mais on n’est pas contraint de supposer que des parties de l’appareil psychique doivent être rapportées dans un rapport exclusif à des parties du cerveau. « Relation exclusive » veut dire que si une structure de l’appareil psychique dépend d’une structure cérébrale, alors une autre partie de l’appareil psychique ne peut pas être localisée dans la même structure cérébrale.
Ce point peut s’exprimer grâce à des termes provenant des mathématiques de la théorie des ensembles. Si nous considérons le cerveau et l’appareil psychique comme deux ensembles d’entités, l’hypothèse d’un lien ontologique entre le cerveau et l’appareil psychique veut dire que les deux ensembles peuvent être mis en relation l’un avec l’autre. Cependant, la question reste ouverte de savoir comment ces deux ensembles peuvent être mis en relation. En ne disant pas le contraire explicitement, il semble que Solms suppose que la réponse à cette question est que leur relation est bijective : pour chaque élément de l’ensemble A il existe un élément et un seul de l’ensemble B correspondant, et que pour chaque élément de l’ensemble B il n’existe qu’un élément et un seul de l’ensemble A correspondant (Devlin, 2003). La bijection veut dire dans ce cas, que pour chaque partie de l’appareil psychique il n’existe qu’une et une seule partie du cerveau qui lui correspond. Pourtant, deux ensembles peuvent être reliés autrement que par une simple relation bijective : il peut s’agir par exemple d’une relation surjective ; en tous cas on ne peut pas considérer comme allant de soi que la relation entre le cerveau et l’appareil psychique ressemble à une bijection.
Comme je l’ai dit plus haut, l’hypothèse d’une relation bijective entre le cerveau et l’appareil psychique est nécessaire pour la démonstration de Solms. Parce que, si l’on arrive à montrer dans quelle partie du cerveau se trouve située une partie de l’appareil psychique, on peut alors déduire qu’une autre structure de l’appareil psychique ne peut pas y être localisée. On peut d’autre part déduire que toute propriété donnée de cette région cérébrale doit être une propriété de la structure correspondante de l’appareil psychique. Cependant, si l’on ne suppose pas une telle relation, on ne peut pas atteindre ces conclusions, et on ne pourrait donc pas déduire que seul le ça est médiatisé par le tronc cérébral, et que par conséquent le ça est conscient.
Les deux figures (voir Figures 1 et 2) dans lesquelles Solms dépeint différentes régions du cerveau dans des couleurs qui correspondent à différents systèmes de l’appareil psychique témoignent de l’hypothèse de cette relation d’exclusivité. Je suggère que l’on pourrait défendre le point de vue selon lequel le cerveau et l’appareil psychique sont deux phénomènes différents de la même chose, et pourtant dépeindre la même région du cerveau avec deux couleurs différentes, indiquant ainsi que deux systèmes de l’appareil psychique coïncident dans cette structure anatomique. Un autre élément de preuve est la citation suivante :
La partie du cerveau qui accomplit les fonctions que Freud attribue au ça, à savoir, la partie du cerveau qui génère les pulsions4 et les instincts, et qui fonctionne selon le principe de plaisir, est conscient. […] Le moi, ou la partie du cerveau qui accomplit les fonctions que Freud a attribuées au moi, est intrinsèquement inconscient ; ses fonctions ne deviennent conscientes que lorsqu’elles sont activées par le ça.7 (Smith & Solms, 2018, p. 47)
Par conséquent, Solms traite implicitement une partie du cerveau comme si elle était équivalente à une partie de l’appareil psychique, sinon, ce passage serait incompréhensible.
Figure 1. Vues latérale et en coupe du cerveau humain. (Bleu foncé = cortex de projection sensoriel ; bleu clair = cortex sensoriel associatif ; vert = cortex de projection moteur ; jaune = cortex moteur associatif ; rouge = noyaux autonomes ; violet = noyaux de l’éveil ; blanc = circuit émotionnel de base). (Solms, 2013a, p. 6). Notez que les couleurs impliquent aussi que les régions de l’appareil psychique qui sont colorées de la même couleur (Figure 2), sont localisées dans les régions apparentées.